Le
terme Jihad ou Djihad a repris une place prépondérante
dans les médias depuis plusieurs mois.
Si au cours des précédentes
décennies on l'utilisait le plus
souvent à travers l'expression "Jihad Islamique",
principalement pour évoquer un mouvement ou une action
politique, les récents évènements, notamment
en Syrie et en Irak, mais aussi leurs répercussions rapides
dans les pays occidentaux ou résident de nombreux jeunes
musulmans ont fait naître de nouvelles expressions comme
"Appel au Jihad" ou encore "Faire son Jihad"
Ainsi,
dans
le Coran, le
mot jihad prescrit avant tout à lêtre humain
de lutter et de faire leffort constant afin datteindre
et de demeurer dans le droit chemin.
Si dans l'arabe courant, ce terme de Jihad évoque précisément
la notion d' "Effort", il parait nécessaire
d'apporter un éclairage plus précis concernant
son utilisation actuelle dans la sphère religieuse et
le Coran.
C'est ce que nous propose ici l'auteur, César Sakr, en
remontant aux sources de ce "Jihad moderne".
Aux sources du Jihad moderne
Le Salafisme
Ladjectif « salafiste
» est un emprunt à larabe, salaf, qui désigne
les Anciens, les ancêtres.
Ce terme est opposé à khalaf qui désigne
les descendants, les successeurs.
Lopposition salaf / khalaf nest quapparente.
On sattend, dans la tradition arabe, à ce que le
khalaf
(le successeur) se montre digne de son salaf (prédécesseur).
Cest donc dans la continuité quest conçue
la paire salaf / khalaf .
Et cest dans cette continuité, ce désir
des successeurs de ressembler à leurs prédécesseurs,
que sinscrit le mouvement salafiste.
À lépoque moderne, le salafisme est un réformisme
islamique né en Égypte à la fin du XIXe
siècle visant à régénérer
lIslam par un retour à la tradition que représentaient
les « pieux anciens » de la foi des débuts
(Voir Encyclopédie de lIslam, « Salafiyya
» ; « Salaf & khalaf »).
Le
Hanbalisme
Pour forger une norme juridique en Islam, on a dabord
recours au Coran.
Si le Coran, dans lun de ses versets, sexprime sur
la question, cest le verset qui fait loi.
Par contre, si le Coran reste muet sur la question, on regardera
les propos du Prophète.
À défaut, on regardera le consensus des Compagnons
du Prophète ou celui des docteurs de la Loi.
Et, à défaut, on forgera la norme sur le même
modèle que les normes similaires, par analogie :
Tel est le cas de linterdiction des drogues qui ne figure
dans aucune des trois sources citées ci-dessus mais qui
peut, par analogie, être dérivée de linterdiction
de lalcool, puisque les drogues, comme lalcool,
provoquent livresse et doivent donc être interdites.
Aujourdhui, parmi les Sunnites du monde entier, subsistent
quatre écoles juridiques dont la plus radicale est sans
conteste lécole Hanbalite (du nom du juriste Ibn
Hanbal, mort en 855).
Voici ce quen dit Henri de Waël (Le droit musulman,
Henri de Waël, CHEAM / La Documentation française,
Paris, 1989, pages 19 & 24) : « Très rigoriste
cest lécole intégriste
elle correspond à un violent courant
de réaction religieuse, et se distingue par une méfiance
invincible à légard de la raison humaine.
»
Dans le Hanbalisme, le raisonnement par analogie (qiyas) est
quasiment banni,
car impliquant une intervention de la raison humaine.
En Arabie Saoudite, les musulmans sunnites suivent cette école
très conservatrice.
Henri de Waël écrit encore :
« Les conceptions hanbalites, bien quelles bénéficient
dune autorité juridique
officielle en Arabie Saoudite et au Qatar, ne sont guère
suivies que par un centième
à peine des musulmans ».
De ce fait, tout mouvement issu de ces deux pays, lArabie
Saoudite et le Qatar, ne
peut quêtre empreint de ce conservatisme aussi exacerbé
quancien.
Le
Wahhabisme
Un prédicateur du XVIIIe siècle est à lorigine
du renouveau hanbalite dans la
péninsule Arabique. À ce sujet, Dominique Chevallier
(Encyclopædia Universalis,
« Wahhabisme », Paris, 2011) écrit :
« En 1810 paraissait à Paris un livre intitulé
Histoire des Wahabis, depuis leur origine
jusqu'à la fin de 1809. Son auteur, Louis-Alexandre de
Corancez, consul général de
France, avait suivi les routes caravanières de Bagdad
à Alep. Le « wahhabisme » tire
son nom du prédicateur musulman Muhammad ibn Abd
al-Wahhab (1703-1792).
Mais ses disciples ont récusé cette appellation,
ils se sont eux-mêmes désignés
comme les Ahl al-Tawhid, « les gens de l'Unicité
» (de Dieu). À l'orientaliste Henri
Laoust, nous devons cette définition du wahhabisme :
« Mouvement à la fois
religieux et politique, arabe et musulman, le wahhabisme s'est
assigné
essentiellement pour but [...] de construire un État
sunnite qui se fût étendu non
seulement au Nadjd mais à l'ensemble des pays arabes,
de restaurer l'Islam dans sa
pureté première, en luttant contre toutes les
innovations suspectes ou les
superstitions populaires et en se laissant de larges possibilités
d'expansion comme au
temps des Compagnons [du Prophète].
Issu d'une famille de religieux de Uyaïna, oasis du Nadjd,
région centrale désertique
de la péninsule arabique, Muhammad ibn Abd al-Wahhab
acquit sa science
musulmane dans de célèbres mosquées-universités
à Médine, à Bassora, à Bagdad,
peut-être à Hamadan, à Ispahan, à
Qom, puis à Damas et au Caire. Dans ces
contrées de l'Empire ottoman et de la Perse safavide,
il jugea que l'islam s'était avili
parmi des populations sédentaires et superstitieuses,
parmi des aristocraties raffinées
et laxistes. Il leur opposa une prédication fondée
sur la pureté doctrinale telle que
l'avait énoncée Ahmad ibn Hanbal (mort en 855),
le dernier et le plus rigoriste de
quatre grands imams fondateurs des écoles juridiques
sunnites de l'islam. (
)
Le prédicateur condamnait toutes les formes de culte
invoquant des intercesseurs,
telles les réunions autour des tombes d'hommes saints
(marabouts) et les
cérémonies d'exaltation mystique du chiisme et
du soufisme. Il fit couper des arbres
sacrés et détruire les coupoles surplombant des
sépultures vénérées. Il exhorta
à la
pureté par la sévérité des murs.
Pour réduire les résistances, il rallia Muhammad
ibn Saoud, l'émir de Dariya, au nord de Riyad. Cette
alliance fut décisive car elle
permit à ce chef arabe de transformer son pouvoir tribal
en une mission théocratique.
Jusqu'à nos jours, la famille Saoud s'est appuyée
sur l'enseignement de Muhammad
ibn Abd al-Wahhab pour justifier son autorité.
»
Il en ressort que la famille royale saoudienne sappuie
sur le Wahhabisme qui est un renouveau du
Hanbalisme rigoureux et du salafisme (« comme au temps
des Compagnons du Prophète »).
Citons un autre auteur de lEncyclopædia Universalis,
Yves Thoraval (Encyclopædia
Universalis, « École Hanbalite », Paris,
2011) :
« La plus dogmatique et la plus puriste des écoles
de jurisprudence de l'islam sunnite,
le Hanbalisme est fondé sur les enseignements de l'imam
Ahmad Ibn Hanbal ;
ce dernier, partisan de l'origine divine du droit, rejetait
par là même l'opinion personnelle, le raisonnement
par analogie et le dogme du mu'tazilisme, influencé par
l'hellénisme, comme si la spéculation humaine
ne pouvait qu'introduire des innovations pécheresses
par rapport au Qur'an (Coran) et aux Hadiths.
C'est donc sur une interprétation très littérale
et très stricte des textes sacrés que les Hanbalites
fondent leur jurisprudence. Populaire en Iraq et en Syrie jusqu'au
XIVe siècle, l'approche juridique hanbalite a repris
vie, au XVIIIe siècle, avec le wahhabisme d'Arabie centrale,
qui s'est beaucoup inspiré du hanbalite
Ibn Taymiyya (1263-1328).
Lécole hanbalite est encore la doctrine juridique
officielle de l'Arabie Saoudite actuelle. »
Ibn Taymiyya
Ce théologien musulman (né en 1263 et mort en
1328) est lauteur, entre autres
uvres, dun court traité de droit musulman
légitimant lacte kamikaze !
Pour Ibn Taymiyya, lacte kamikaze nest pas un suicide
(proscrit par la religion)
mais un acte de bravoure suprême dans le jihad, un martyre
prisé par Allah.
Le titre de ce bref traité de droit musulman légitimant
lacte kamikaze commence par
le mot arabe al-Qa`idat (qui signifie « la règle
» juridique en droit musulman). Il
sagit de la règle juridique légitimant lacte
kamikaze. Louvrage est soigneusement
édité en Arabie Saoudite.
Voici la couverture de louvrage
dIbn Taymiyya justifiant (voire glorifiant)
religieusement lacte kamikaze en Islam :
Tout en haut de
la couverture ci-dessous, figure le mot Qaida
; et, ...
... tout en bas, lexpression
« adwa al-salaf » qui signifie « les
lumières des anciens ».
Le
salafisme est justement cette remise à lhonneur
des premiers musulmans, de leur pureté originelle
Pour comprendre lidéologie dal-Qaida et de
lÉtat islamique, par exemple, il faut garder à
lesprit
ce quadruple retour en arrière :
Le salafisme, qui est la fidélité à
la religion pure des Anciens, au VIIe siècle ;
Le hanbalisme, école juridique méfiante de
la raison humaine, au IXe siècle ;
Le wahhabisme rigoureux dArabie, au XVIIIe siècle
La justification religieuse de lacte kamikaze,
par Ibn Taymiyya au XIVe siècle ;
LÉtat islamique partage avec al-Qaida ce quadruple
(et lourd) héritage.
César SAKR
22 Octobre 2014
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Dessous
des Cartes - Qu'est ce que le salafisme ?
POURQUOI LE MONDE ARABE SEMBLE OBSÉDÉ PAR LES
THÉORIES DU COMPLOT ?
Ce
« profond mépris pour le jihadisme »
L'État islamique (EI) est-il une création de l'Arabie
saoudite, de la Turquie, des Américains, d'Israël,
du régime syrien ou de l'Iran ? À écouter
les dénonciations des uns et les rumeurs répandues
par les autres, il apparaîtrait presque légitime
de se poser cette question qui soulève pourtant de nombreuses
incohérences géopolitiques. Légitime, non
seulement parce que les États se sont ouvertement et
mutuellement accusés de porter la responsabilité
de la genèse de ce mouvement jihadiste, mais surtout
parce que pour de nombreuses chancelleries et pour de nombreux
analystes, il semble jusqu'alors inimaginable qu'un groupe comme
l'EI puisse acquérir une telle puissance sans être
instrumentalisé, voire même télécommandé
par un État.
À partir de cette logique, difficilement contestable
dans l'absolu, naissent et se propagent par les différents
canaux médiatiques des théories du complot qui
rendent la situation encore plus illisible et servent parfois
les intérêts de l'EI. Abou Bakr al-Baghdadi, dit
le calife Ibrahim, s'est d'ailleurs ironiquement moqué
de ses représentations antinomiques en déclarant
que les Américains et les Saoudiens les combattaient
parce qu'ils les accusaient d'être manipulés par
l'Iran ; que l'Iran, l'Irak et le régime syrien les combattaient
parce qu'ils les accusaient d'être manipulés par
les Américains ; que les rebelles modérés
les combattaient parce qu'ils les accusaient d'être des
agents de Bachar el-Assad, et qu'al-Nosra et les salafistes
les combattaient parce qu'ils les accusaient d'être des
agents du baassisme.
Pour Romain Caillet, chercheur spécialiste sur les questions
islamistes, les théories complotistes qui accompagnent
bien souvent les analyses sur le jihadisme mondial trouvent
leur origine dans une incapacité à penser le jihadisme
comme une idéologie à proprement parler. «
Il y a deux théories qui s'opposent mais qui mènent
sensiblement aux mêmes conclusions. L'une est façonnée
par les néoconservateurs et assimile le jihadisme à
un mouvement irrationnel. L'autre, qui véhicule l'idée
que les barbus sont l'instrument des Américains, s'appuie
soit sur un discours islamophobe (plutôt d'extrême
droite) qui explique que "les Arabes ne sont pas capables
de faire ça tout seuls", soit par un discours islamophile
qui prétend que "les Arabes ne peuvent pas commettre
de telles horreurs sans être instrumentalisés par
une puissance extérieure" », analyse M. Caillet.
Les théories du complot qui accompagnent la montée
en puissance de l'EI semblent donc essentiellement s'expliquer
par ce que M. Caillet appelle « un profond mépris
pour le jihadisme ».
Si la pensée politique dans le monde arabe est «
pathologiquement touchée » par le conspirationnisme,
qu'en est-il des milieux jihadistes ? Ces théories, dont
ils sont une des cibles, connaissent-elles un semblable succès
chez les jeunes de l'EI ? D'après Romain Caillet, il
est essentiel de préalablement distinguer les jihadistes
européens et les jihadistes arabes pour répondre
à cette question. « Les premiers ont très
mal réagi à la diffusion des théories complotistes
après le 11-Septembre. Ils se sont braqués et
ont vu ça comme une insulte », explique-t-il. Aussi,
puisque les théories du complot les discréditent,
« ils ont tendance à ne pas les utiliser, pour
se différencier de leurs détracteurs »,
précise-t-il encore. Au contraire, les jihadistes arabes
sont plus sensibles à ces théories, selon l'expert.
« L'idée d'un complot judéo-maçonnique
est assez répandue dans ces milieux. Ils accusent également
l'Iran et le Hezbollah d'être à la solde d'Israël
», rappelle M. Caillet.
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de
10 Novembre 2014