L'islamisme
à l'heure d'Al-Qaida
Réislamisation, modernisation, radicalisations
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En
Librairie depuis le 27 Octobre 2005
Islamisme-terrorisme-édition
Un chercheur français condamne l'amalgame
entre
"islamisme" et "terrorisme"
PARIS,
4 nov 2005 (AFP) - L'amalgame, désormais commun en Occident,
entre "islamisme" et "terrorisme" est une
erreur, pas toujours involontaire, qui conduit à une
"impasse", estime le politologue français François
Burgat.
Dans "L'islamisme à l'heure d'Al Qaida", ce
chercheur du CNRS, l'un des meilleurs spécialistes du
monde musulman où il a longtemps vécu, estime
que "jour après jour, les politiques inspirées
par l'amalgame entre islamisme et terrorisme contribuent à
renforcer la radicalisation de la mouvance politique qu'elles
prétendent combattre".
"L'irruption récente de la +génération
Al-Qaida+ a rendu plus passionnelle encore la lecture du phénomène",
écrit-il.
"Il ne s'agit évidemment en aucune manière
de minimiser la nécessaire condamnation de ses manifestations
terroristes. Mais la lecture qui en est faite est trop unilatérale,
trop simplificatrice et trop émotionnelle pour être
rationnelle et donc efficace pour permettre d'y mettre fin".
"En dressant de nouveaux murs là où il faudrait,
plus que jamais, lancer de nouveaux ponts, nous accélérons,
au lieu de l'inverser, la spirale de la radicalisation qui nous
menace".
S'ils emploient ce que François Burgat appelle le "parler
musulman" (essentiellement pour des raisons identitaires),
les islamistes radicaux n'en défendent pas moins des
revendications profanes et avant tout politiques.
Prendre prétexte de leur vocabulaire pour les qualifier
de "fous de Dieu", sans chercher à comprendre
leurs motivations, leurs intentions, leurs frustrations et leurs
revendications revient à se condamner à ne rien
comprendre, assure le chercheur.
Pour lui, "la révolte anti-occidentale apparaît
bien plutôt comme une réponse relativement prévisible
à l'unilatéralisme, l'égoïsme et l'iniquité
de politiques conduites, directement ou par dictateurs interposés,
dans toute une région du monde".
("L'islamisme à l'heure d'Al-Qaida" - Editions
La Découverte.
214 pages. 15 euros).
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Présentation
Jour après jour, les politiques inspirées
par l'amalgame entre islamisme et terrorisme contribuent à renforcer
la radicalisation de la mouvance politique qu'elles prétendent
combattre. À rebours de ce simplisme dangereux, François Burgat,
en s'appuyant sur l'expérience de dix-huit années passées dans
le monde arabe et de nombreuses enquêtes au sein des mouvances
islamistes, propose dans ce livre une analyse essentielle pour
comprendre un phénomène bien plus divers et complexe qu'on ne
le dit trop souvent. Il montre l'importance de distinguer l'engouement
postcolonial pour le " parler musulman " - que, pour des raisons
essentiellement identitaires, partagent les islamistes - et l'origine,
souvent très profane, des conflits qui déchirent cette région
du monde.
L'émergence des Frères musulmans en 1928, " première temporalité
" de l'islamisme, a répondu, explique-t-il, au tête à tête colonial.
Après les indépendances, la deuxième temporalité a été celle des
désillusions d'une décolonisation inachevée et, progressivement,
de la poussée répressive de ces
" Pinochet arabes " que l'Occident va soutenir aveuglément.
La " troisième temporalité ", celle de la radicalisation sectaire
de la " génération Al-Qaida ", est l'écho du durcissement arrogant
d'un ordre américain trop peu universaliste, de l' "emmurement"
désespérant de la Palestine et de l'occupation militaire des terres
pétrolières du Moyen-Orient. Antidote précieux aux peurs alimentées
par les représentations biaisées, voire par la désinformation
- dont François Burgat propose ici une critique rigoureuse -,
ce livre ouvre enfin des pistes sérieuses pour sortir de l'impasse
mortifère des explications à sens unique.
François Burgat, politologue, est directeur de recherches au CNRS,
(IREMAM, Aix-en-Provence).
Il est notamment l'auteur de L'Islamisme
au Maghreb :
la voix du Sud (Karthala, Paris, 1988 ; Payot, Paris, 1995) et
de
L'Islamisme en face
(La Découverte, Paris, 1995 ; édition de poche actualisée :
La Découverte, Paris, 2002).
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Plan de l'ouvrage
L'ouvrage met d'abord en évidence
une distinction essentielle entre un phénomène essentiellement
identitaire, le regain de la popularité du " parler musulman ",
et les mille et une façons qu'ont ses adeptes d'utiliser en politique,
comme en société, ce lexique " réhabilité " Sur l'origine de ce
regain de fortune du référentiel islamique en politique, nous
avons proposé depuis longtemps des hypothèses dont rien ne nous
incite aujourd'hui à nous départir. Le retour en grâce du lexique
de la culture musulmane " héritée " nous est apparu comme le corollaire,
sur le terrain culturel et symbolique, de la vieille dynamique
de " remise à distance " de l'Occident colonisateur. Dans le contexte
puis dans le prolongement de l'expansion coloniale des XIXe et
XXe siècles, pour contrer la place prise irrésistiblement par
le discours et les catégories d'une culture coloniale à la fois
importée et largement imposée, une génération a éprouvé le besoin
de restaurer la visibilité et la centralité des codes de la culture
musulmane héritée (chapitre 1).
Pour replacer la mobilisation islamiste
dans des contextes qui, en un siècle, ont beaucoup évolué, ce
livre propose de dissocier les trois grandes séquences (présence
coloniale, indépendances, 1990 à nos jours) de son déploiement
(chapitre 2).
Pour comprendre la diversité de ses expressions, il explore les
tensions entre les spécificités nationales et les phénomènes de
transnationalisation
(chapitres 3 à 5).
Le chapitre 6 s'emploie à démonter
plus précisément les ressorts de la radicalisation à l'origine
de l'émergence d'Al-Qaida, en distinguant soigneusement les dimensions
" sectaire " (la criminalisation de l'appartenance de l'autre)
et " politique " (qui peut procéder d'une simple contre-violence).
Le chapitre 7 examine les trajectoires
de quatre hommes parmi les plus emblématiques de cette mouvance
radicale, de l'idéologue Sayyid Qutb à l'exécutant pilote du 11
septembre, Mohamed Atta.
Pour tenter de comprendre pourquoi l'émotion tend souvent à priver
l'analyse de sa nécessaire rationalité, le
chapitre 8 rappelle que les obstacles que doit surmonter
la lecture du phénomène islamiste ne sont pas seulement liés aux
peurs et aux malentendus hérités du passé colonial occidental.
Ces peurs sont également " exploitées " très volontairement aujourd'hui
par tous ceux qui ont intérêt à discréditer les résistances exprimées
avec le lexique islamiste.
Dans le chapitre 9, enfin, on passe
en revue les contradictions de l'unilatéralisme de la " riposte
" occidentale consécutive au 11 septembre : les effets contre-productifs
du tout sécuritaire d'une part, les illusions " éducatives " d'autre
part, ces deux volets masquant la difficulté de donner une réponse
politique dont la caractéristique est qu'elle devrait reconnaître
le caractère partagé des torts et des responsabilités attribués
trop unilatéralement à l'" islamisme radical "
Les démocraties et autres défenseurs " de la liberté " ou " de
la tolérance ",
nous explique-t-on depuis le 11 septembre 2001, sont confrontés
à la menace " terroriste " de l' "intégrisme" musulman.
Est-ce pourtant bien de cela qu'il s'agit ?
Ces pages entendent inviter à interroger les fondements politiques
et idéologiques de ce quasi-unanimisme mondial de la " guerre
globale contre la terreur ". Et à prendre la mesure des conséquences
désastreuses que ses adeptes zélés sont en train d'engendrer :
l'extension et la radicalisation de cette révolte qu'ils nous
disent avoir la prétention d'" éradiquer ". L'hypothèse centrale
de ce livre est que, à y bien regarder, la rébellion d'Al-Qaida
est moins religieuse que politique et que l'" islamisme radical
" recèle infiniment moins de fondamentalisme religieux, de sectarisme
et d'obscurantisme que de défense, pas toujours illégitime, d'intérêts
plus trivialement politiques, ou économiques, inextricablement
imbriqués dans de très banales affirmations identitaires. Nous
entendons également établir que le décryptage des mécanismes de
la radicalisation islamiste ne saurait se lire loin du miroir
du comportement de l'environnement occidental, où des composantes
sectaires tout aussi condamnables participent de bon nombre de
mobilisations politiques.
Que veulent les islamistes ?
L'agenda des islamistes n'est pas si hermétique ou incohérent
que cela. Ils entendent certes affirmer leur " droit à parler
musulman ", et c'est de là que naît une part de leur difficulté
à se faire entendre. Mais, pour l'essentiel, derrière le voile
de la rhétorique religieuse, ce sont des droits très universels
dont ils réclament le plus souvent, en économie ou en politique,
localement ou mondialement, la reconnaissance. Et c'est peut-être
bien de là que vient la véritable difficulté de l'Occident à les
entendre.
240 pages 15€
Extraits
(synthétisés)
" Non, à tout prendre,
je préfère que les Frères musulmans soient cooptés par les militaires
égyptiens qui gardent l'essentiel du pouvoir plutôt que de les
voir gagner des élections libres, instituant un Tariq Ramadan
comme ministre de la Culture. […] Je soutiens donc le maintien
des dictatures les plus éclairées possibles - voire pas éclairées
du tout - en Égypte et en Arabie saoudite plutôt que l'application,
dans ces régions du monde, des principes démocratiques qui, dans
l'immédiat, ne seraient que porteurs de désordres et de violence.
"
Alexandre ADLER, essayiste français (Le Figaro, 6 septembre 2004).
" On se rappelle l'homme
qui a vu l'homme qui a vu l'homme… qui a vu l'ours qui a mangé
le facteur, et qui n'a pas eu peur. Un peu de la gloire du dernier
rejaillit sur le premier. Ici, c'est de la fragrance sulfureuse
qu'hérite celle ou celui qui connaît une personne dont un ami
parle parfois en bien de quelqu'un qui a un jour par inadvertance
serré la main à un proche de Tariq Ramadan. C'est devenu comme
un passe-partout pour qui veut dénoncer une initiative politique,
une prise de position, un réseau, ou encore une revue, un courant,
ou encore un mot d'ordre… ramadanisme, ramadanien, ramadanisante.
Il est inutile d'en dire plus. […] Et ce n'est pas de la part
de celles et de ceux qui se sont livrés à la critique de son travail
que le simple nom de l'intellectuel genevois apparaît ainsi comme
une injure ou comme un chiffon rouge. Non.
C'est du côté de celles et de ceux qui prennent l'ignorance pour
une vertu - ou pour la nécessaire conséquence d'un mépris militant.
"
Laurent LEVY, militant antiraciste français
(Socialisme international, printemps 2005).
" Et si, […] plus généralement,
au cœur de nos sociétés laïques, démocratiques, pluralistes, […]
se développait un formidable conformisme de la pensée correcte
? Si, à la domination cléricale d'hier, se substituait une terrible
domination mimétique ? Une domination où chacun est socialement
obligé de se mouler dans une forme de pensée convenue, ne laissant
qu'une liberté de contenu illusoire. Douceur d'un totalitarisme
d'un extrême centre. "
Jean BAUBEROT (Laïcité 1905-2005, entre passion et raison,
Seuil, Paris, 2005, p. 271).
François Burgat
Directeur de Recherches à
I'IREMAM
d'Aix en Provence
Institut
de Recherches et d'Etudes sur le Monde Arabe et Musulman
est un des huit laboratoires de la Maison Méditerranéenne
des Sciences de l'Homme au sein de l'Université
d'Aix-Marseille. Ce centre de recherches est devenu un
des repères de réputation internationale,
incontournable de la connaisance, pour tous ceux qui s'intéressent,
de près ou de loin, au Monde arabe.
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"L'Islamisme
à l'heure d'Al Qaida"
Table des matières
Introduction
Le piège des catégories
Sortir des impasses de la " guerre globale contre la terreur "
1. La matrice identitaire du " parler musulman
"
L'islamisme ou le droit de (re)" parler musulman " Les malentendus
et les turbulences de la réislamisation Pakistan : les leçons
de la " terre des purs " Une identité trans-sociale Derrière l'arbre
(identitaire) de l'islamité, la forêt sociale et politique Les
coulisses d'un itinéraire idéologique : un salafi yéménite entre
radicalisation " religieuse " et stratégie sociale L'islamisme
dans tous ses états
2. Des luttes nationales aux désillusions
de la " recolonisation " :
les trois temporalités de l'islamisme La diversité des itinéraires
islamistes Les préalables réformistes des Frères musulmans : d'Al-Afghani
à Abdelwahhab Les désillusions de la décolonisation : du déficit
culturel à l'autoritarisme politique Face à la " recolonisation
" : Al-Qaida et la troisième temporalité de l'islamisme La pérennité
des " Pinochet arabes " La Palestine emmurée " Contre Dieu " plutôt
que " contre ses saints " : Al-Qaida à l'assaut de l'ordre mondial
américain De la transnationalisation des politiques sécuritaires
à l'internationalisation d'une résistance " islamique " La part
de l'Afghanistan Du dévoilement " colonial " à la modernisation
" sous le voile " : les temporalités de l'islamisme à l'aune du
" voile musulman " La modernisation revoilée
3. Le champ islamiste entre spécificités
nationales et transnationalisation
Des modalités du choc colonial à la gestion culturelle et politique
des indépendances Les formules politiques entre intransigeance
intérieure et concessions étrangères Les facteurs d'intégration
transnationale
4. Les secrets de la mer Rouge, ou l'islamisme
sans la colonisation
Une Péninsule pas si insulaire que cela Le Yémen et l'Arabie saoudite
face à Washington, ou la fin de l'exception péninsulaire Les Frères
musulmans au miroir yéménite
5. Les Frères et les salafis, entre modernisation
et littéralisme,
avec ou sans radicalisation
Les Frères musulmans et la réhabilitation " endogène " de la modernisation
Les excroissances modernisatrices Les formes de la " réaction
" salafie Le " retour " des soufis en politique ?
6. La radicalisation islamique entre sectarisme
religieux
et contre-violence politique
Quelle radicalisation ? Cultures différentes, valeurs partagées
Violence politique et débordements sectaires Aux origines de la
crispation sectaire
7. De Sayyid Qutb à Mohamed Atta : sectarisme
ou contre-violence politique ?
La " récolte amère " de Sayyid Qutb et de Dhawahiri, ou les fondements
humains d'Al-Qaida Les ressorts politiques de la rupture qutbiste
Aïman al-Dhawahiri entre fracture symbolique et torture physique
Ben Laden et les preuves (profanes) du non-respect de la loi (divine)
L'engagement logique et meurtrier de Mohamed Atta, le pilote du
11 septembre
8. Des peurs héritées aux peurs exploitées
: la guerre des représentations
Les peurs… héritées Les peurs exploitées ou la représentation
de l'islamisme au piège du politique Intoxication et désinformation
: le cas d'école de l'" islamisme radical " algérien La guerre
des représentations et la faillite de la médiation intellectuelle
: quelle " vérité " ? Des intellectuels " négatifs " aux intellectuels
" écrans " Les " malades de l'islam " Les " musulmanistes " de
la onzième heure
9. Hard power et " réformes " imposées :
les illusions de la réponse occidentale à l'islamisme
Enfermer l'autre dans le religieux pour mieux l'expulser du politique
L'illusion culturaliste, ou changer l'Autre… et seulement lui
Conclusion : contre le terrorisme
: une arme absolue ?
Annexe : 1992, les islamistes sous le regard de l'Occident
Une mobilisation transsociale
Les islamistes ne sont pas seulement des pauvres " oubliés de
la croissance ". Ils ne sont pas davantage des " riches " enivrés
de l'argent gaspillé du pétrole, ni des " jeunes " (produits d'une
démographie… incontrôlée), ni des " bourgeois pieux ", ni des
" intellectuels ", ni seulement des " civils ", des " militaires
", des " hommes " (machistes) ou des " femmes " (aliénées). Ils
sont tout cela à la fois, dans une diversité comparable à celle
d'acteurs d'autres mobilisations nées en réaction à une forme
ou à une autre de domination.
Al-Qaida, fille des dénis de la représentation
politique
La naissance d'Al-Qaida a signalé avant tout le désaveu cinglant
réservé par les nantis de la politique de ce monde aux stratégies
légalistes de contestation de leur hégémonie politique. Trois
grands " dénis de représentation ", pour l'essentiel, sont à l'origine
de la radicalisation et de la transnationalisation de la révolte
qui a gagné au début des années 1990 une partie des rangs islamistes.
La génération montante des oppositions aux ordres étatiques arabes
a pris d'abord la mesure année après année de l'étanchéité du
verrouillage de la formule politique qui s'est substituée un peu
partout aux promesses fugitives de " transition démocratique ".
Le deuxième " échec du politique " est de même nature, mais au
plan régional : il résulte de l'exacerbation du conflit israélo-arabe,
plus " asymétrique " que jamais, et de l'état d'abandon dans lequel
se retrouvent, dès que se referme l'impasse des accords d'Oslo
de 1993, les espoirs du camp palestinien. Le troisième dysfonctionnement
politique est mondial : l'effondrement de l'URSS, en mettant fin
à la division du " camp occidental ", a fait disparaître une forme
de régulation essentielle des appétits de Washington, dont la
politique étrangère va désormais s'organiser autour d'un interventionnisme
de plus en plus unilatéral La corrélation de ces trois niveaux
de négation du politique - national, régional et mondial - va
progressivement creuser le fossé du malentendu entre, d'une part,
les millions de citoyens qui dans toute une région du monde, s'en
estiment les victimes et, d'autre part, la coalition de ceux qui,
au niveau mondial, régional ou dans les différents ordres nationaux,
en sont les bénéficiaires :
l'administration américaine et ses alliés idéologiques néoconservateurs,
l'État hébreu ensuite, largement soutenu par son opinion publique
et ses puissantes capacités de communication, les élites gouvernantes
arabes enfin, démunies pour leur part de tout support populaire.
C'est en quelque sorte cet échec généralisé de la régulation politique
des tensions du monde qui ouvre au début de la décennie 1990 la
boîte de Pandore de la radicalisation islamiste. La rébellion
d'Al-Qaida, enfant monstrueux des injustices du monde, peut être
considérée comme l'une de ses principales expressions. […] Pour
des millions de citoyens du monde musulman (et pas seulement pour
eux), le mirage d'un " nouvel ordre " mondial universaliste, désintéressé
et pacifique, cède irrésistiblement le pas à la réalité du soutien
qu'une superpuissance arrogante et de plus en plus manifestement
autiste apporte par tous les moyens, y compris militaires, à un
seul camp, dont les acteurs sont faciles à identifier. Ce sont
d'abord les porteurs de ses propres intérêts financiers et de
sa vision idéologique étroite, c'est-à-dire, respectivement, une
petite caste militaro-industrielle étroitement liée au pouvoir
et un électorat chrétien et juif très organisé ; ce sont ensuite
les acteurs étatiques régionaux qui l'aident à les défendre :
Israël d'une part, les régimes autoritaires arabes d'autre part.
Sayyid Qutb est-il le père d'Al-Qaida ?
La théologie de guerre, élaborée par Qutb et laissée en héritage
à Abdessalam Faraj, puis à Aïman al-Dhawahiri, Ben Laden et la
dernière génération des " jihadistes ", participe bien évidemment
de la compréhension de leur génération. Encore faut-il lui poser
les bonnes questions ; ne pas confondre effets et causes, référentiel
idéologique et programme politique, exemplarité de la trajectoire
de Qutb et " paternité " ou a fortiori " causalité " de la radicalisation
islamiste. […] La violence qui a nourri la pensée de Qutb est
pour l'essentiel la même que celle qui a nourri, vingt ans plus
tard, la radicalisation de Ben Laden ou, trente ans plus tard,
celle de Mohamed Atta. L'histoire réelle laisse peu de place à
la thèse d'un repli purement sectaire qui aurait " corrompu "
des esprits sains, par les seules vertus néfastes d'Internet,
placé au cœur de toutes les explications et honoré lui aussi de
toutes les responsabilités qu'il ne porte pas.
Si les descendants de Qutb trouvent attirantes les catégories
de sa " théologie de la libération ", c'est avant tout parce qu'ils
sont confrontés aux mêmes dénis de représentation et aux mêmes
dysfonctionnements politiques nationaux et régionaux que ceux
qui ont poussé Qutb à se couper de son monde. Qutb et ses héritiers
se sont dressés contre ce qu'ils ont perçu comme l'alliance entre
des puissances étrangères à la fois dominatrices et cyniques,
discréditées dans leurs valeurs, ayant réussi à soumettre des
élites autochtones elles-mêmes manipulatrices et dictatoriales.
La répression, assortie de tortures, la manipulation et le refus
de la politique au profit de la violence par les acteurs étatiques
nationaux et étrangers de l'actualité moyenne-orientale sont déjà
au cœur de cette recette de la radicalisation sectaire et politique.
La " torture inhumaine " y tient une place centrale, cette torture
subie par Qutb comme par al-Dhawahiri et côtoyée par Ben Laden
et Atta - cette torture même que les États-Unis sous-traitent
cyniquement jusqu'à aujourd'hui à leurs " fidèles alliés " égyptiens.
L'islamiste radical et l'ambassadeur de France
Oussama Ben Laden, l' " islamiste radical saoudien ", est-il le
seul à formuler le diagnostic accablant - qui fonde sa révolte
- de soumission du royaume saoudien aux intérêts financiers de
l'administration américaine ? Rien n'est moins sûr. Avant même
que Ben Laden n'ait formulé son terrible réquisitoire, un ambassadeur
français en poste durant plusieurs années dans la capitale du
royaume saoudien était arrivé à une conclusion parfaitement identique.
Il l'avait formulée il est vrai en des termes moins théologiques
: concluant une impitoyable description des ressorts de la relation
entre les États-Unis et le royaume saoudien, il avait comparé
celle-ci (" tu payes et je te protège ") à celle qui unit… un
souteneur et une prostituée.
Radicalisation sectaire et contre-violence politique
Il n'est pas question de nier ou de sous-estimer le fait que la
dérive du repli communautariste (seule mon appartenance, culturelle
ou religieuse, peut produire du " bien ", de l'" universel ")
soit présente dans certains compartiments du paysage islamiste.
Il reste toutefois à pondérer à la fois l'étendue relative de
ce repli et le degré de sa spécificité " musulmane ". La pire
façon d'entretenir la vigilance antisectaire serait de laisser
ses gardiens supposés la priver de son assise universelle, de
laisser s'instaurer le sentiment que l'émoi humaniste est réservé
désormais aux uns plus qu'aux autres, et que les principes qui
fondent les nations, et le monde, ont de ce fait une géométrie
à deux vitesses. La vigilance antisectaire ne saurait être détournée
de sa fonction et dévoyée au service d'objectifs politiciens sectoriels
ou des ambitions territoriales d'un camp ou d'une tribu au détriment
de ceux de tous.
Les Frères musulmans et la modernisation
Il existe plusieurs façons de lire, et de faire parler les textes
des idéologues d'Al-Qaida. L'intérêt caché mais néanmoins essentiel
de La Récolte amère (1988), où le numéro deux d'Al-Qaida Aïman
al-Dhawahiri fait le bilan critique de soixante années d'expérience
des Frères musulmans, est de montrer l'importance de la rupture
modernisatrice opérée, n'en déplaise à leurs contempteurs automatiques,
par les disciples d'Hassan al-Banna. En acceptant les règles du
parlementarisme, les Frères ont en effet clairement rompu avec
la lecture littérale de la pensée politique islamique classique,
dont ils ont été de ce fait, dans le monde musulman, les principaux
artisans de la modernisation " endogène ". Ce ne sont pas leurs
plaidoyers, ou ceux de leurs avocats, qui démontrent l'importance
de cette rupture avec la lecture littéraliste du dogme musulman
: c'est à l'inverse la violence des critiques des Qutbistes et
celle, toute particulière d'Aïman al-Dhawahiri contre le bilan
de l'action des disciples d'Hassan al-Banna depuis leur création
en 1928.
Les Frères au révélateur de l'histoire
du Yémen*
Lorsque la pensée des Frères musulmans a été, comme en Égypte
au début du XXe siècle, précédée par l'irruption de la modernisation
politique, ils se sont effectivement efforcés de l'" islamiser
", prônant la réintégration de la référence islamique dans l'univers
du constitutionnalisme moderne. C'est ce qui incitera certains
observateurs, qui confondent la forme et le fond, à penser qu'ils
ont été les artisans du rejet de cette modernisation. Le terrain
yéménite fournit une éclatante preuve que l'histoire est à tout
le moins singulièrement plus complexe : lorsque ces mêmes Frères
musulmans égyptiens, au sortir de leur propre confrontation avec
la modernisation politique " importée ", vont se retrouver au
Yémen face à un système politique vierge de toute influence étrangère,
ils vont se faire les artisans de la légitimation de cette modernisation
et non point ceux de son rejet.
* du même auteur, le Yemen, vers la République,
CEFAS Sanaa paru en 2005
Le " retour " des soufis en politique
À l'époque où les confréries résistaient à la pénétration coloniale,
ce sont elles qui représentaient alors aux yeux de l'Occident,
on l'a parfois oublié, le " péril islamique ". Leur rôle aujourd'hui
n'est plus aussi systématiquement " apolitique " que le regard
occidental aime encore parfois le penser. Et, sans pour autant
adopter les catégories de la pensée salafie, ou se priver de leurs
anciennes exigences mystiques, elles ne sont pas en reste dans
l'exigence d'application de la loi musulmane et demeurent de moins
en moins passives face aux manifestations de l'hégémonie étrangère.
La
tentation essentialiste occidentale
Pour le regard
occidental, l'islamité du lexique des activistes tchétchènes,
libanais, palestiniens ou irakiens borne encore souvent l'explication
de leur résistance ou de leur opposition. Plus faible est l'ancrage
de l'observateur dans la complexité sociologique et politique
du terrain " islamiste ", plus forte est sa propension à ne prendre
appui que sur ce qu'il connaît, ou croit connaître, à savoir le
dogme, la terminologie (jihâd, fitna, takfir, salafi, etc.) et
les tendances essentialisées de l'histoire longue des acteurs,
optant ainsi pour le confort d'une explication culturaliste globalisante.
Cultures différentes, valeurs communes
L'Amérique du Nord et l'Europe sont-ils " deux pays, qui, traditionnellement,
historiquement, partagent les mêmes valeurs et ont donc vocation
à mener les mêmes combats ? ", comme l'affirmait le président
Jacques Chirac, au cours d'une conférence de presse tenue à Londres
le 18 novembre 2004 avec le Premier ministre Tony Blair ? Sans
doute. Quid toutefois des autres continents ? Ne partagent-ils
donc aucune de nos valeurs ? Et est-ce donc contre eux, Africains
et autres Asiatiques, qu'Europe et Amérique devront mener ces
" combats " communs à venir ? Pourtant, musulmans et non-musulmans
éprouvent en réalité une même difficulté à établir une distinction
essentielle : comme Atatürk (pour qui la modernité ne pouvait
s'acquérir qu'en portant une casquette à visière identique à celle
des Européens), ils confondent l'appareillage symbolique (emprunté
à l'histoire, la religion ou la culture) qui donne aux valeurs
(de justice sociale, d'égalité entre individus, etc.) la saveur
" endogène " qui les rend légitimes aux yeux de chaque communauté,
ethnique, nationale ou religieuse, avec l'enjeu pratique, universel,
de la référence à ces " valeurs ". Ils pensent donc ainsi que
l'usage de lexiques différents implique l'adoption de valeurs
qui le sont tout autant. Or, pour l'essentiel, il n'en est rien.
Les valeurs humanistes ne peuvent être aujourd'hui corrélées à
aucune culture particulière. Lorsque la situation à laquelle doit
faire face la communauté internationale s'appelle torture, ou
lorsqu'elle s'appelle famine et maladie, ou encore privation de
liberté, autoritarisme politique, violence aveugle, intolérance,
tous " combats " que la France et les États-Unis ont sans doute
à cœur de mener " en commun ", la diversité culturelle qui identifie
le camp " de l'Amérique et de la France " n'a plus cours. Les
replis du voile islamique Les Algéroises qui refusaient, lorsque
la France s'étendait " de Dunkerque à Tamanrasset ", de suivre
les injonctions de l'épouse du général Massu de " se libérer de
leur voile ", évoluaient à l'évidence dans un contexte différent
de celui dans lequel, en 1974, la Tunisienne Hind Chelbi s'est
(re) voilée à la face du modernisateur Bourguiba. Leur motivation
était différente mais néanmoins comparable à celle qui a conduit,
en 2003, une journaliste d'Al-Jazira à les " rejoindre ". À l'heure
de la mondialisation, Khadija Ben Ganna avait non seulement suivi
de près le débat français sur l'interdiction du port du voile
mais, quelques mois plus tôt, l'expulsion de l'école française
de Doha (où étudient ses enfants) d'une élève qui avait refusé
de s'y soumettre. Trente ans après Hind Chelbi, la décolonisation
est certes achevée. Mais l'heure est à une global war on terror
où les marqueurs identitaires de l'islam, identifiés un temps
par les élites modernisatrices musulmanes à ceux du sous-développement,
sont, comme au temps des luttes indépendantistes, corrélés à nouveau
à la violence terroriste. La pression ne s'exerce plus toutefois
par les mêmes vecteurs. Ce n'est plus l'épouse du général Massu
qui se préoccupe de la modernisation de la " Française musulmane
". D'autres " modernisateurs " ou d'autres " modernisatrices ",
armés ici de leur crainte de la contestation politique et là de
leur interprétation très restrictive de la laïcité, ont pris le
relais. Tous et toutes partagent néanmoins une très identique
ambition : celle de lui faire abandonner son couvre-chef… " islamique
". Des intellectuels négatifs aux native informants écrans Quiconque,
en Occident, veut se faire une idée rationnelle de l'islamisme
doit surmonter deux obstacles. Le premier est constitué de l'accumulation
des peurs inconscientes, " héritées ", à l'égard de ce vieux voisin-ennemi
musulman à qui, dans l'alchimie de notre construction identitaire,
revient le rôle essentiel de nous dire qui nous sommes. Le second,
plus trivial mais non moins efficace, est celui des stratégies
délibérées de tous ceux qui, en Occident ou dans le monde musulman,
ont des raisons de se sentir menacés dans leurs privilèges du
moment et intérêt à instrumentaliser ces peurs plus qu'à les combattre.
Pierre Bourdieu, pour mettre à nu les ressorts de la désinformation
sévissant sur la guerre civile algérienne, a magnifiquement déconstruit
le (dys)fonctionnement de cette catégorie de médiateurs à ambition
scientifique en créant à leur intention, en 1998, la catégorie
d'" intellectuel négatif ". Leurs meilleurs alliés sont sans doute
les native informants (" informateurs autochtones "). Fort heureusement,
l'histoire de la Révolution française n'a pas été écrite sur la
base des seules mémoires des aristocrates " émigrés ". En eut-il
été ainsi que, malgré la valeur de leur témoignage, l'exégèse
des fruits politiques de la " terreur " nationale en eut été différente,
privant des générations de modernisateurs du privilège de déceler
les rayons des Lumières sous les flots du sang des élites royalistes
déchues. En matière de révolution ou simplement de dynamique mettant
en scène des acteurs " islamiques " (quand bien même seraient-elles
singulièrement moins violentes que la Révolution républicaine
française), aucune précaution de ce type ne semble prévaloir.
L'un des procédés les plus efficaces pour brouiller toute perception
lucide de l'argumentaire politique des islamistes consiste ainsi
à ne confier son analyse ou même son exposé qu'à leurs plus farouches
adversaires. C'est ce que font souvent les médias occidentaux,
en recrutant, dans le camp de l'" Autre " musulman, tous ceux
qui, pour des raisons variables - qui peuvent être parfois parfaitement
légitimes -, sont disposés à conforter peurs et fantasmes. Opposants
hautement respectables… ou marionnettes fabriquées pour la circonstance,
tous n'ont pas les mêmes motifs. Mais tous - et surtout toutes
- ont la même redoutable efficacité. L'épisode Ahmed Chalabi (le
leader en exil d'un groupuscule d'opposition irakien, conseiller
du président Bush lors de la campagne contre Bagdad à partir de
2001) et la façon dont l'administration américaine dit s'être
laissée, sans trop protester il est vrai, bercer par les conseils
trompeurs de ce native informant ont-ils suffi à révéler le danger
de ne prendre appui, pour construire notre connaissance du monde,
que sur ceux qui confortent nos certitudes ? On peut malheureusement
en douter : ONG incertaines ou associations fantoches artificiellement
grossies par les médias pour leur seul talent à cautionner de
l'intérieur la critique de celui " qui ne veut pas boire son verre
comme les autres " poursuivent leur trompeuse mission d'" information
". Enfermer l'autre dans le religieux Pour pouvoir " légitimement
" ignorer les revendications profanes et parfois les plus légitimes,
il suffit de criminaliser l'exotisme du vocabulaire employé pour
les exprimer. Les revendications " islamistes " se retrouvent
ainsi confinées dans une sorte de " hors-jeu " du politique, interdisant
non seulement leur prise en considération mais, le plus souvent,
la reconnaissance même de leur existence. […] Le résultat est
que le lecteur citoyen confronté à sa peur légitime d'Al-Qaida
a peu de chances de prendre conscience que le jihâd de ses " agresseurs
" a peut-être bien son équivalent dans le penchant avéré de George
Bush, et de tous ceux qui ne s'opposent pas à ses entreprises,
pour les raccourcis du hard power ; ou que leur étrange takfir
a peut-être lui aussi des adeptes parmi les concepteurs de la
" guantanamisation " des prisonniers de guerre. Il n'est pas question
qu'il puisse non plus imaginer un instant que cette oumma des
barbares puisse avoir quelque chose de commun avec n'importe laquelle
des appartenances collectives auxquelles, de par le monde, un
individu normalement constitué pourrait avoir légitimement envie
de s'identifier. Changer l'autre pour ne pas avoir à changer soi
! La rhétorique américaine du " Grand Moyen-Orient ", même si
elle évoque de façon récurrente la nécessité d'une solution pacifique
du conflit israélo-palestinien, se garde le plus souvent d'identifier
deux catégories de réformes qui sont pourtant sans doute les plus
urgentes. La première est celle des dispositifs institutionnels
régissant l'ordre mondial, c'est-à-dire l'unilatéralisme américain
et l'impuissance dans laquelle il cantonne l'ONU, tout particulièrement
dans le conflit israélo-arabe. La seconde est celle des régimes,
notamment arabes, qui, en échange du blanc-seing qui leur est
accordé en matière de gouvernance non démocratique, ont pris le
parti prudent de se soumettre à cet " ordre ".
À ceux qui résistent ou à ceux qui s'opposent, il est en revanche
demandé, avec beaucoup plus d'insistance, de s' " ouvrir " au
monde, de " dialoguer " et/ou de " changer ". Dans cette logique,
" Êtes-vous certains de ne pas vouloir dialoguer avec ma civilisation
" veut dire " Êtes-vous certains de ne pas vouloir composer avec
mon système ? ", ou " Êtes-vous vraiment déterminés à en contester
le déséquilibre ? " " Ne voulez-vous pas vous démocratiser ? "
doit se traduire : " Êtes-vous sûrs de ne pas vouloir changer
ce régime qui m'est si hostile pour, au nom de la démocratie,
en promouvoir un qui le serait moins ? " C'est bien à l'Autre,
et rarement à eux-mêmes ou à leurs alliés domestiqués, que sont
vantées par les maîtres de la global war on terror les exigences
de la réforme politique. Dans la rhétorique du changement " démocratique
", ce sont donc des " travers " des opposants et autres résistants
et d'eux seuls dont il est question. C'est leur éducation et leur
culture, dangereusement " islamiques ", c'est-à-dire " indociles
", qu'il convient de réformer. Ce qui ne doit en revanche surtout
pas " changer ", ce qu'il faut précieusement conserver à tout
prix, c'est le rapport de forces qui permet à l'hégémonie des
nantis de la politique, petits et grands, de perdurer. Le monde
(de l'Autre) persiste-t-il à protester de plus en plus fort devant
l'unilatéralisme de ce traitement ? On vous l'avait bien dit !
C'est donc qu'il y a urgence : il faut le " changer ". […] Remettre
le phénomène Ben Laden " à sa place " ne consiste donc pas, comme
le font nombre d'acteurs, notamment musulmans, à ne voir dans
l'iceberg de la contestation mondiale que sa partie émergée, en
le réduisant à un phénomène cantonné aux terroirs (notamment le
courant salafi) où la modernisation politique n'aurait pas encore
répandu ses lumières. Le double danger de cette posture - à laquelle
les plaidoyers des " défenseurs de l'islam " sont souvent tentés
de céder - est de minimiser l'ampleur des dénis de représentation
qui nourrissent la radicalisation, et de laisser accroire qu'un
cocktail de politiques éducatives suffirait à la faire rentrer
dans les rangs de l'ordre mondial et de la modernité politique.
Les adeptes des groupes radicaux ne représentent certes qu'une
infime minorité dans le monde musulman, mais le nombre de ceux
qui refusent de criminaliser leur action comme le font George
W. Bush et Tony Blair est bien plus grand. Et les pratiques des
concepteurs de la global war on terror, dans ses versions américano-irakienne
ou européennes, ne permettront pas de le faire décroître, bien
au contraire.
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Réecouter le Débat de Février
2004 sur Al Jazira diffusé sur France Culture
dans le cadre de "Enjeux Internationaux"
«
Al-Qaïda, fille des égoïsmes du monde »
Entretien accordé au quotidien "Le Soir" par
François Burgat,
chercheur au CNRS-IREMAM d'Aix-en -Provence
L'éditeur de " L'Islamisme
à l'heure d'Al Qaida "
Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris
www.editionsladecouverte.fr
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La
stratégie anglo-US a montré ses limites, souligne
le journaliste et
auteur douvrages sur la nébuleuse Al-Qaëda
Richard
Labévière :
"il faut lutter contre le terrorisme
en sattaquant aux crises régionales"
Pas
une semaine, pas un jour ne passe sans que soit évoquée
la lutte contre le terrorisme. De Londres à Mindanao,
en passant par Khartoum, Bagdad, Kaboul, Ryad et tout récemment
Amman. Richard Labévière, journaliste à
Radio-France International et auteur douvrages sur le
terrorisme*, revient sur ce fléau, en rappelant que la
priorité devrait être accordée à
la résolution des crises proche-orientales.
«Il
faut assécher le terreau du terrorisme. » Ces propos,
tenus par lancien ministre français des Affaires
étrangères, Hubert Védrine, lors de lAssemblée
générale des Nations unies en novembre 2001, Richard
Labévière semploie à les rappeler
tant les stratégies actuelles de lutte contre le terrorisme
sen éloignent. « Les réponses aux
attentats du 11 septembre 2001 ont été de deux
ordres : militaire et politique à travers une exigence
extérieure de démocratisation incarnée
par le plan américain pour le Grand Moyen-Orient. »
Or, selon le journaliste, lutilisation fallacieuse par
les États-Unis et la Grande-Bretagne de largument
terroriste pour sattaquer notamment à lIrak
a fait de ce pays « un nouveau point de fixation de lislamisme
sunnite radical incarné par la nébuleuse dAbou
Moussab al-Zarqaoui ».
Selon M. Labévière, « le terreau du terrorisme
est principalement produit par les crises régionales
non résolues, au premier rang desquelles le conflit israélo-palestinien.
Comment voulez-vous prouver au monde arabe en particulier et
aux pays du Sud en général que la communauté
internationale et les Nations unies sont équitables quand,
depuis 48 ans, aucune des 400 résolutions adoptées
par lONU sur le conflit israélo-palestinien na
eu ne serait-ce quun début dapplication !
»
Parmi les causes du terrorisme figurent également «
linstrumentalisation du religieux par des groupes sectaires
qui fonctionnent sur le mode de la démonisation,
le maldéveloppement, la fracture grandissante entre le
Nord et le Sud. Tous ces facteurs ne peuvent produire que des
situations de violence, et, in fine, du terrorisme »,
explique le journaliste.
Si,
jusquà présent, Washington et Londres ont
privilégié loption militaire, leur stratégie
montre aujourdhui ses limites. Une impasse dont George
W. Bush et Tony Blair semblent avoir pris conscience, le président
américain reconnaissant dans son dernier discours à
lONU que la pauvreté était lune des
causes principales du terrorisme. « La prise de conscience
vient des militaires eux-mêmes, souligne M. Labévière.
Il y a deux mois, un colloque assez secret sest tenu au
Pentagone au cours duquel les chefs détat-major
américains à travers le monde ont expliqué
que la terminologie même de guerre contre le terrorisme
était inappropriée voire favorisait le terrorisme.
» Et de renchérir : « On a appliqué
à la lutte contre le terrorisme les mêmes méthodes
que celles mises en uvre pendant longtemps pour la lutte
contre la pollution : un traitement uniquement en aval. Aujourdhui,
face au bilan très médiocre de la lutte antiterroriste,
on commence à prendre conscience, dans les chancelleries,
quil faudrait remonter aux causes du problème »,
renchérit M. Labévière.
Autre facteur dimportance, le financement du terrorisme.
Mercredi dernier, un responsable américain indiquait
ainsi que 150 millions d« avoirs terroristes »
avaient été gelés dans le monde depuis
2001. Un montant « grotesque et dérisoire »,
sinsurge le journaliste. « Il y a un mois, lors
dune session plénière organisée à
Paris, le GAFI (Groupe daction financière sur le
blanchiment des capitaux) a reconnu que le bilan de la lutte
contre le financement du terrorisme était désastreux.
Même de grands juges antiterroristes ne perdent plus leur
temps à ouvrir des instructions dans ce domaine tant
ils savent quelles buteront sur le secret bancaire ou
sur les places financières offshore. » M. Labévière
insiste sur le volet américano-saoudien de ce dossier.
« Après une période de crispation entre
Ryad et Washington, la page du 11/9 est tournée, et les
capitaux saoudiens sont de nouveau investis aux États-Unis.
Les affaires ont repris ! Or, lArabie saoudite demeure,
à travers ses grandes banques et organisations non gouvernementales,
lépicentre du financement du terrorisme et de lislamisme
sunnite radical. » Et la situation, en matière
dassèchement des capitaux de la terreur, ne devrait
pas évoluer positivement. « Personne na intérêt
à ce que la lutte financière fonctionne, car on
ne veut pas casser le jouet de la globalisation financière
et économique. Ce qui mavait poussé à
dire, en novembre 2001, que Ben Laden avait inventé le
terrorisme coté en Bourse. »
Propos
recueillis par Émilie SUEUR pour l'Orient-Le Jour
à l'occasion de la 14ème édition du salon
du libre en Novembre 2005
(*)
« Les dollars de la terreur »,
Grasset 1999 ;
« Les coulisses de la terreur », Grasset, 2003.
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