Retour à la Page d'Accueil
Lorsque le langage de la force l’emporte dans les universités du Liban:
La paix civile est-elle en danger?
La violence dans les campus, vécue comme une fatalité par les étudiants, suscite la grande inquiétude des responsables universitaires. Trois étudiants, le recteur de l’USJ, le père René Chamussy, et un sociologue, Abdo Kahi, se penchent sur ce phénomène qui éclate régulièrement à l’occasion des élections estudiantines et qui va en augmentant chaque année.
Le dossier complet d'Anne-Marie El Hage
Paru dans L'Orient-Le Jour du 6 Décembre 2008


Depuis le coup d’envoi des élections estudiantines dans les universités, la violence verbale et parfois même physique a repris de plus belle entre les étudiants, pour la plupart politisés à outrance et appartenant à diverses parties. Le moindre événement à caractère politique tourne à la confrontation dans les campus. On ne sait plus dialoguer, mais on s’invective, on s’insulte. Puis on en vient aux mains. On ne manque pas non plus d’utiliser des bâtons, des pierres, voire des poings américains. Les chaises et les poubelles volent aussi inévitablement. Les adversaires politiques deviennent alors de véritables ennemis et se refusent mutuellement, dans une volonté clairement exprimée d’écarter l’autre. Même à l’Université libanaise où les élections estudiantines ont été suspendues cette année au vu de la grande tension qui règne entre les étudiants, la violence s’est manifestée pas plus tard que la semaine dernière. Il y a deux jours, c’est à l’Université antonine qu’un accrochage a été évité.
Ces incidents qui se multiplient ont poussé les recteurs des cinq universités catholiques du Liban (Université Saint-Joseph, Université Saint-Esprit de Kaslik, Université Notre Dame de Louaizé, Université antonine et Université La Sagesse) à tirer pour la première fois la sonnette d’alarme (voir L’Orient-Le Jour du 4 décembre 2008). Les recteurs dénoncent ces incidents qu’ils qualifient de graves et expriment leur attachement aux valeurs de liberté, de pluralité et de diversité des opinions, tout en espérant prendre part à la reconstruction d’une société libanaise plus pacifiée, plus solidaire, plus unifiée. De son côté, l’USJ a saisi le conseil de discipline suite aux violences qui se sont déroulées à Huvelin le jour de la commémoration de l’assassinat de Pierre Gemayel et décidé de suspendre toutes les activités à caractère politique, sur tous les campus et dans tous les centres régionaux, à la demande des amicales d’étudiants, précise le communiqué du recteur, le père René Chamussy.
Pourquoi cette violence éclate-t-elle aujourd’hui dans les universités ? Qu’en pensent les jeunes, impliqués eux-mêmes dans cette spirale
?

Baisse de la citoyenneté
« Il n’y a plus d’échanges civilisés entre nous », constate le délégué du 14 Mars au sein de la faculté de sciences politiques de l’USJ, Nicolas Farah. L’étudiant raconte qu’il a été agressé, insulté, fin novembre, lors de la journée commémorant l’assassinat de Pierre Gemayel, alors qu’il se « tenait de côté » et tentait « de calmer les esprits », selon ses propos. Il précise toutefois qu’il n’a pu s’empêcher de répliquer et d’insulter lui aussi un chef politique de l’opposition. « Les menaces, les atteintes à notre dignité sont si flagrantes que nous ne pouvions pas nous empêcher de riposter », ajoute-t-il, estimant que « ces confrontations prennent des tournures personnelles ». « Les sensibilités sont exacerbées, on s’éloigne les uns des autres et cela ne fait qu’empirer depuis trois ans », observe-t-il encore. Et d’ajouter que d’un autre côté, « on assiste à une nette baisse au niveau de la citoyenneté, de la construction d’une nation et des relations entre étudiants », même si, tient-il à préciser, « nous parvenons à maintenir des contacts amicaux avec nos adversaires politiques, dès lors que la politique est absente des discussions ».
Nicolas Farah tient la direction de l’université pour responsable de l’éruption de la violence entre les étudiants à Huvelin, car il estime que la loi qu’elle a instaurée concernant la nécessité de recueillir la signature des cinq délégués des facultés pour l’organisation d’un événement politique « pousse les étudiants à la confrontation ». « L’université se doit d’ailleurs d’assurer la sécurité des élèves au sein du campus », ajoute-t-il, affirmant que « des éléments extérieurs à l’université se sont infiltrés » pour participer à l’agression ce jour-là. Nicolas Farah pointe aussi du doigt les leaders politiques qui doivent « assumer leur part de responsabilité » dans la violence entre étudiants. « L’université est un miroir. Elle ne fait que répercuter ce qui se passe à l’extérieur », conclut-il.

Le droit de veto pour embêter l’autre
De son côté, le délégué du CPL à la faculté de droit de l’USJ, Marc el-Hage, observe que la violence entre étudiants découle de l’entêtement de chaque partie, de la recrudescence de la propagande et de l’exacerbation des tensions.
Il dénonce aussi le refus des Forces libanaises et des Kataëb de la présence chiite à l’USJ, « une université qu’ils considèrent exclusivement chrétienne ». « C’est une logique fausse. L’USJ doit être à l’image du pays », dit-il à ce propos.
Marc el-Hage raconte que les jeunes du CPL ont bien tenté de s’interposer entre les deux parties adverses pour éviter les débordements, le jour où les Kataëb et les FL ont voulu commémorer l’assassinat de Pierre Gemayel à Huvelin. « Nous n’avons pas réussi à empêcher la violence d’éclater », remarque-t-il, constatant que « le langage de la force l’a finalement emporté ».
L’étudiant déplore cependant l’interdiction des événements à caractère politique au sein de l’université. « Durant neuf mois, il n’y a ni table ronde ni dialogue. Et pourtant, c’est la façon la plus saine de discuter et d’exprimer sa peur de l’autre », dit-il. Critiquant l’instauration du droit de veto pour permettre ou empêcher l’organisation d’un événement, il observe que « chaque partie utilise son droit de veto pour empoisonner l’autre ». Il tient toutefois à préciser que les étudiants parviennent à organiser ensemble des activités à caractère social, notamment la journée de l’Indépendance ou celle du sida, « des journées réussies qui ont permis l’échange et l’entente entre étudiants au sein des facultés ». D’ailleurs, précise-t-il, « les tensions entre étudiants se limitent aux périodes des élections. Le reste du temps, tout se déroule normalement ».

Le dialogue, sollicité par les étudiants
À son tour, Ali el-Amine, délégué du mouvement Amal à la faculté de droit de l’USJ, minimise les incidents qui se sont déroulés au campus des sciences sociales de l’université. « Ce n’est pas de la violence, c’est plutôt de la publicité », remarque-t-il, tout en qualifiant les incidents entre étudiants de « frictions ».
« C’est durant les élections que l’ambiance se dégrade le plus », confirme-t-il, évoquant les slogans, les idées importées de l’extérieur du campus qui attisent les tensions. Le jeune homme tient à préciser que les 3 000 étudiants du campus se connaissent tous et que des amitiés existent entre étudiants d’appartenances différentes. « Nous nous rencontrons parfois même à l’extérieur de l’université à l’occasion de soirées, ou pour dialoguer et calmer les choses au niveau politique », observe-t-il. « Nous organisons aussi ensemble certaines activités concernant des sujets qui ne fâchent pas. Mais les choses évoluent à petits pas, constate-t-il. Il n’y a pas encore de liens continus. »
Ali el-Amine blâme toutefois l’université qui « interdit le dialogue entre étudiants et les empêche de s’entendre ». « Dans le temps, il existait des tables rondes, des rencontres avec des hommes politiques, mais aujourd’hui, ce genre d’activité est interdit à l’intérieur du campus, ce qui génère un certain stress entre étudiants », regrette-t-il. « La direction prétend que les étudiants ne savent pas se contrôler, or chaque partie veut s’exprimer », insiste-t-il. Et de préciser que les étudiants font pression pour que cet interdit soit levé.
L’étudiant tient à mentionner que lui-même et le mouvement qu’il représente sont contre la violence. « Tout le monde est d’ailleurs contre la violence, mais les choses ne sont pas toujours sous contrôle », estime-t-il, préconisant l’engagement des amicales d’étudiants dans certaines initiatives qui rapprocheraient les jeunes. « Il faudrait aussi que les étudiants soient eux-mêmes porteurs d’idées qu’ils véhiculent à l’extérieur de l’université », souhaite-t-il, insistant que tout doit commencer par le dialogue.
Un dialogue tellement sollicité, mais que les étudiants ne semblent pas savoir comment engager.


Les germes d’une guerre civile rampante,
selon le père René Chamussy

Le recteur de l’Université Saint-Joseph, le père René Chamussy (en photo ci-dessus),
fait part de sa forte inquiétude concernant la violence verbale des étudiants qui peut rapidement dégénérer. Une violence qui s’exacerbe à l’issue des élections estudiantines, qui se réveille à chaque événement à caractère politique et qui pousse le recteur à évoquer le danger d’une guerre civile rampante.
« La violence entre étudiants est la répercussion sur les campus du conflit qui existe au niveau national », observe le père René Chamussy, précisant que les campus de l’USJ ont toujours été un terrain favorable à l’engagement politique. « La figure que prend cet engagement est telle que ce qui est haine et violence l’emporte sur le rationnel, le sensé et l’approche de l’autre », constate-t-il.
S’il estime normal que les gens soient différents politiquement, le recteur remarque qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de différences politiques, mais « de partis fermés sur eux-mêmes et de partisans manipulés par leurs mandants ». Il explique alors que « c’est à l’occasion des élections estudiantines, lors de l’attente des résultats, que les groupes se chauffent et que les affrontements éclatent ». « Les coups de fil que les étudiants reçoivent de l’extérieur de la part des petits chefs de partis ne sont pas étrangers à ces débordements », note le recteur.
Comme cela se déroule dans le climat politique actuel, que le recteur qualifie de catastrophique, « les universitaires s’affrontent pour s’affronter, parce qu’ils ne se supportent pas, parce qu’il y a des résurgences confessionnelles qui ressortent », observe le père Chamussy. Et de constater que « la violence verbale se développe et se manifeste sur le plan de l’appartenance clanique politique ou sur le plan confessionnel ». « Cela est intolérable. On ne peut l’admettre, car cela va contre les valeurs profondes de l’université », estime-t-il. Le père Chamussy indique à ce propos que l’USJ accueille des étudiants de toutes les confessions et de toutes les communautés religieuses. Il précise que durant l’année universitaire 2007-2008, 67,2 % de ses 10 000 étudiants étaient de confession chrétienne et 32,7 % de confession musulmane. Il ajoute que le tableau est presque identique cette année, même si les dernières statistiques n’ont pas encore été publiées.
Le recteur insiste aussi sur le fait que l’université est le lieu où les étudiants doivent apprendre à vivre « en citoyens et en démocratie ». C’est d’ailleurs dans cette optique que sont organisées les activités d’engagement social ou culturel, comme l’Opération 7e jour, dans lesquelles les étudiants ont la possibilité de s’impliquer. Conscient que l’interdiction des activités à caractère politique n’est pas la solution idéale, il affirme qu’ « il n’est pas question d’autoriser, au sein des campus, des manifestations à la gloire de tel ou tel homme politique ». « D’ailleurs, il y a quelques années, lorsque les débats politiques ont été autorisés, les choses se sont mal passées et, au lieu de dialoguer, les étudiants s’invectivaient et se battaient », se souvient le recteur.
S’interrogeant sur les raisons de cette « grave violence verbale » entre les étudiants, « qui peut facilement dégénérer en violence physique », le père Chamussy pointe du doigt les partis, les mouvements, ainsi que les chefs politiques, de même que les familles où l’on s’excite dès que la discussion tourne autour de la politique. Il dénonce aussi « les médias qui jettent de l’huile sur le feu », ainsi que les établissements scolaires dont le rôle est, au même titre que les parents, d’enseigner aux enfants le sens de la parole et du dialogue. C’est d’ailleurs dans l’objectif de créer une cellule de dialogue que l’USJ a mis en place le Centre de médiation ainsi qu’un système pour canaliser la violence.
Aujourd’hui, c’est d’un œil inquiet que le père recteur regarde la violence s’installer dans les universités du pays. « C’est inquiétant. C’est une guerre civile rampante », conclut-il, refusant toutefois de perdre espoir.


Aux yeux du sociologue Abdo Kahi, les jeunes ne font pas de politique, mais de l’antipolitique

C’est avec grande sévérité que le sociologue Abdo Kahi juge la violence entre les étudiants. Une violence qui vient du clanisme parce que l’appartenance sauvage et le suivisme se défendent par le sang.
« Le problème des universités, c’est qu’elles ne forment plus les jeunes à la vie politique ou à la citoyenneté. C’est plutôt de l’antipolitique que font aujourd’hui ces étudiants », dénonce le sociologue. Abdo Kahi explique que dans les universités du pays, on défend aujourd’hui les intérêts des États-Unis, d’un côté, et ceux de la Russie et de l’Iran, de l’autre. « Ceci n’est pas de la politique, c’est tout simplement de l’appartenance sauvage, brutale. On défend des intérêts primaires parce qu’on croit défendre sa famille, son groupe, son appartenance, ses liens de sang ou parce qu’on est lié à des personnes qui le font », dit-il.
« Quant à la violence, elle vient du clanisme, de la volonté de défendre son clan, qui se fait par le sang, alors que les idées, elles, se défendent par la parole », observe le sociologue. Dans ce second cas de figure, il n’y a pas d’ennemi, mais un adversaire, qui peut avoir sa place. Mais aujourd’hui, dénonce-t-il, « les jeunes n’ont pas d’idées, ils se contentent de défendre des suiveurs, des hommes qui sont derrière telle ou telle partie. Ils n’ont d’ailleurs pas d’idées sur la façon de préserver le monde, sur la façon de le défendre. Ils veulent alors exclure l’autre qu’ils considèrent comme leur ennemi, qu’il soit coreligionnaire ou d’une autre religion ». Et le sociologue d’expliquer que la religion n’est plus signe de foi, mais qu’elle devient croyance. C’est là où la violence se réveille.
« La violence vient également des inégalités créées par la condition d’appartenance », soutient-il encore, lorsque la loi est appliquée en fonction des appartenances, de manière inégale, comme cela s’est toujours passé au Liban. « La loi n’a jamais été juste dans ce pays, constate-t-il, parce que l’État de droit n’a jamais existé. »
Quant à la façon de gérer la violence à l’université, Abdo Kahi insiste sur la nécessité d’éliminer le suivisme à l’égard de tel ou tel dirigeant politique et de revenir à de véritables questions de nature politique. Des questions qui pourraient notamment concerner l’environnement ou l’avenir du pays. « Mais ici, on ne se préoccupe pas de questions pareilles, on n’a même pas d’ébauches d’idées », déplore-t-il. Et le sociologue d’expliquer que nous sommes emprisonnés dans des idées d’appartenance et entraînés depuis une cinquantaine d’années dans des cycles de violence dus au conflit israélo-palestinien et des injustices qui en découlent.
Abdo Kahi observe que les universités elles-mêmes n’ont pas les moyens de régler le problème. « Elles ont lâché la pensée », déplore-t-il, précisant que « même dans les campus, il n’y a plus de penseurs, mais des suiveurs et des techniciens de la pensée ». À moins d’avoir le courage de rebrancher les étudiants sur des idées et d’arrêter ce cycle d’appartenance à des familles, à des groupes de sang. « Mais en ne politisant pas les jeunes, en ne les poussant pas à créer des idées, à vivre ensemble, à régénérer le droit et à ouvrir les espaces de la diversité, les universités favorisent la violence », accuse le sociologue. D’ailleurs, constate-t-il, « il n’y a personne pour mettre les jeunes en garde contre ce suivisme qui engendre la violence parce que les penseurs sont pris dans le même engrenage ».
L’avenir ? Abdo Kahi le voit sombre, noir. « Je crains la guerre, comme les autres guerres qui ont ravagé le pays », dit-il carrément, tout en affirmant sa volonté, mais en vain, de régénérer l’esprit civique et le droit. « Cet esprit civique est en chute libre, déplore-t-il, et personne ne veut le croire. »
Certes, l’espoir est là. « Il réside dans le civisme. Il faut pousser les jeunes à quitter leurs clans qui baignent dans le sang, leur appartenance, pour des idées nouvelles »,
insiste Abdo Kahi.
Mais les universités en sont-elles seulement capables aujourd’hui ?